1879
Inauguration de l’Opéra de Monte-Carlo
Sylvia L’Écuyer
D’abord né pour enrichir le divertissement des clients du casino, l’Opéra de Monte-Carlo devient rapidement un haut lieu de la création musicale.
Originally created to enhance the entertainment experience for casino guests, the Monte Carlo Opera House quickly became a major center for musical production.
Destiné à devenir un important lieu de création, en particulier pour les opéras de Jules Massenet et de Camille Saint-Saëns, l’Opéra de Monte-Carlo, inauguré assez modestement le 25 janvier 1879, n’avait pour toute ambition à l’origine que d’offrir un divertissement de qualité aux riches estivants qui fréquentaient la Principauté. C’est à l’existence et au succès d’un casino ouvert en 1863 et à la vision éclairée du prince Charles III, ainsi que de son successeur Albert Ier et de sa femme la princesse Alice, une Américaine amoureuse des arts, que l’art lyrique s’épanouit à la fin du XIXe siècle sur le territoire monégasque. Toutes les conditions étaient réunies pour contribuer au succès de la maison, construite en huit mois seulement, sur les plans de Charles Garnier, à partir de l’édifice même du Casino, qui a dû être fermé pendant les travaux (Figure 1).

Figure 1 : Monte-Carlo, théâtre et terrasse, dessin de A. Karl publié dans France-Album, vol. 4, n° 45 : Lepaysdusoleil.DeNiceàMonacoetMenton, [ca 1896], p. 22.
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105257577/f233.item
(dernière consultation 7 août 2025).
Prima il baccara, e poi la musica
La vie musicale de la Principauté de Monaco remonte au XVIIe siècle sous Antoine 1er (1661-1731) surnommé le « Prince musicien ». Émulant la cour de Versailles, il invite des musiciens français à sa propre cour. Il faudra cependant attendre l’accession au trône de Charles III en 1856, pour qu’une nouvelle impulsion soit donnée à l’activité musicale monégasque. L’Orchestre philharmonique est créé la même année et, sur les conseils de sa mère, le prince décide de permettre les maisons de jeux sur son territoire pour développer de nouvelles sources de revenus. La mesure s’avérait essentielle surtout après 1861, quand les villes libres de Menton et Roquebrune choisirent de se rattacher à la France dans un contexte tendu avec le Royaume de Sardaigne. Monaco perdait alors 90 % de son territoire et de ses revenus agricoles (Jan 2011). Le succès du casino ouvert par Edouard Bénazet à Baden en Allemagne dans les années 1850, et celui des frères Louis et François Blanc au grand-duché du Luxembourg serviront de modèle. Et c’est précisément aux frères Blanc que le Prince confie son projet. Le jeu étant interdit en France comme en Italie, Monaco était l’unique endroit où pouvait être implantée une grande station offrant les mêmes attractions. Pour la somme de 1,7 million de francs-or et une somme annuelle de 50 000 francs plus 10 % des bénéfices nets, François Blanc obtient pour 50 ans la concession de jeux et signe l’accord le 2 avril 1863. Il gère la Société des bains de mer de Monaco (fondée en 1856) essentiellement avec ses propres capitaux, mais fait entrer dans le capital d’autres investisseurs, comme l’évêque de Monaco et le cardinal Vincenzo Pecci — le futur pape Léon XIII (Delorme 1997, p. 290-296 ; Delorme 2021).
Habile négociateur, Charles III avait signé en 1861 un traité avec l’empereur Napoléon III qui permettait à ce dernier la construction d’une route carrossable entre Nice et Monaco. Il obtient en échange que les trains de la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée s’arrêtent aux gares de Monaco et de Monte-Carlo. La Société des Bains de Mer a un tel succès qu’en 1873, elle sera en mesure de prêter cinq millions de franc-or à la République française pour permettre l’achèvement du Palais Garnier à Paris. Il n’est donc pas étonnant qu’on confie alors à Charles Garnier, gloire nationale décorée de la Légion d’Honneur, d’adjoindre au casino de Monte-Carlo une salle de concert, comme à Baden. Garnier venait d’ailleurs d’achever la construction de sa propre villa à Bordighera, à quelques kilomètres de Monaco, sur la Riviera italienne et y passait de longs mois. François Blanc lui passe donc la commande d’une salle de concert qui sera construite en huit mois, richement décorée pour séduire la clientèle du casino qui pourra y accéder directement à partir de la maison de jeux. Le Prince aura sa propre entrée, sur le mur ouest de la nouvelle Salle Garnier. Cette salle de 524 places, beaucoup plus petite que le Palais Garnier qui en loge 2000, n’était pas conçue à l’origine pour y donner des opéras, mais elle fut très rapidement utilisée pour des spectacles lyriques et sera restaurée par Henri Schmit entre 1898 et 1899, pour agrandir la scène et la rendre plus appropriée à cet usage (Mari 1991, p. 17-26).
C’est pourtant dans le théâtre du premier casino qu’avait débuté la vie lyrique monégasque le 10 décembre 1867 avec une opérette en un acte de Jacques Offenbach, Le 66, dont l’argument était tout à fait approprié au lieu puisque le personnage central, Frantz croyait détenir le billet portant le numéro gagnant à la loterie, avant de se rendre compte qu’il avait lu le numéro à l’envers : c’était le 99 (Écoute 1). Pendant quelques années, le répertoire se limite à des œuvres légères : on joue des opérettes de Charles Lecocq ou Victor Massé, l’exiguïté de la scène comme de la salle ne permettant pas de monter des spectacles ambitieux. L’année suivante sont donnés les premiers opéras : Le songe d’une nuit d’été d’Ambroise Thomas, Roméo et Juliette et Faust de Charles Gounod ainsi que Don Pasquale de Gaetano Donizetti (toutes les données relatives à la programmation fournies dans le présent article sont issues de Walsh 1975). Ces ouvrages sont présentés avec de sévères coupes, il s’agit plutôt de scènes choisies. Après une interruption due à la guerre de 1870, les représentations reprennent en 1872. Cette fois, après l’interdiction de toutes les maisons de jeux en Allemagne par le chancelier Bismarck en décembre 1872, le Casino de Monte-Carlo jouira d’un confortable monopole. De plus, la présence de touristes britanniques et russes sur la Riviera en hiver assurait une clientèle raffinée et bien nantie.
Un théâtre luxueux pour la station balnéaire la plus huppée d’Europe
La nouvelle salle Garnier du casino est inaugurée le 25 janvier 1879. Le programme de la soirée n’a rien de mémorable, malgré la présence de Sarah Bernhardt, en costume de nymphe, qui déclame un texte de circonstance : airs d’opéras et pages symphoniques forment l’essentiel du concert. Deux semaines plus tard, le 8 février, on présente Le chevalier Gaston, un opéra-comique en un acte de Robert Planquette écrit pour l’occasion. La cantatrice Célestine Galli-Marié, la créatrice de Carmen de Georges Bizet, y tient le rôle principal, mais l’ouvrage ne suscite que peu d’intérêt. La première saison, conçue par Jules Cohen, qui restera directeur de l’Opéra de Monte-Carlo jusqu’en 1884, affichera trois autres opéras-comiques, Le maître de chapelle de Ferdinando Paer, L’ombre de Friedrich von Flotow et Les noces de Jeannette de Victor Massé.
Six directeurs se succèdent entre 1879 et 1892. Avec les moyens accrus qu’offre une Société des bains de mer florissante, des quatre opéras programmés en 1879, on arrive rapidement à une moyenne de douze par saison, saison qui commence en général en janvier pour s’achever en mars. Monaco accueillait en effet un public international, venu en particulier de contrées nordiques et qui recherchait la douceur du climat méditerranéen entre janvier et avril. Le répertoire est limité mais les affiches sont prestigieuses et les directeurs successifs se soucient avant tout d’inviter les plus illustres interprètes.
En 1881, le premier directeur, Jules Cohen réussit un coup de maître en embauchant la cantatrice Adelina Patti qui sera l’étoile des cinq productions de la saison : La traviata, Rigoletto, Il barbiere di Siviglia, Lucia di Lammermoor et Don Pasquale. Pour la saison 1884, Cohen présente trois grandes œuvres de Verdi, Un ballo in maschera, Il trovatore et Aida. Les journaux mentionnent que le prix des places passe de 20 à 25 francs, ce qui réfute l’allégation que l’admission était gratuite pendant les premières années (Walsh 1975, p. 30).
Après le départ de Cohen et en raison de l’abandon des Concerts populaires du Cirque d’Hiver à Paris, c’est Jules Pasdeloup qui assume la direction de la saison 1885. Il semble que son intention ait été de présenter seulement des concerts, mais pour satisfaire le public, il inclut des scènes d’opéras, avec costumes et éléments de mises en scène. C’est ainsi que pour la première fois, des œuvres de Jules Massenet (Manon, 2e acte et Hérodiade, 4e acte) seront présentées à Monte-Carlo. Le compositeur allait devenir un ami personnel du Prince et sept de ses opéras (Le jongleur de Notre-Dame, Cherubin, Thérèse, Don Quichotte, Roma, Cléopâtre et Amadis) seront créés à Monaco entre 1902 et 1922.
Fabien, un ex-artiste du Théâtre du Vaudeville, prend la direction en 1886 et propose une saison entière d’opéras-comiques incluant Carmen avec la créatrice du rôle (Célestine Galli-Marié), une proposition audacieuse pour le public monégasque. Toutefois l’opéra-comique d’Edmond Audran, La mascotte, est interdit pour cause d’outrage aux bonnes mœurs, l’argument mettant en scène un prince âgé qui souhaite épouser une jeune gardeuse de dindons pour qu’elle lui porte chance. Les directeurs se succèdent entre 1887 et 1892, alors qu’on assiste à l’installation de l’éclairage électrique (1889), à la présence accrue du corps de ballet et à l’élargissement du répertoire incluant Samson et Dalila de Saint-Saënset Lohengrinde Richard Wagner (1892).
Nouvelle direction, nouvelle ère
À partir de la saison 1893, avec l’embauche de Raoul Gunsbourg comme nouveau directeur, la compagnie prend un nouvel essor et devient un joueur important de la communauté lyrique mondiale. Né en Roumanie d’une fille de rabbin et d’un officier français, Raoul Gunsbourg a 32 ans. Polyglotte, ambitieux et surdoué, il abandonne des études de médecine pour devenir chanteur, acteur, compositeur et directeur de théâtre en Russie. Alexandre III lui confie la direction du Théâtre de Saint-Pétersbourg mais puisque sa santé supporte difficilement les hivers russes, le tsar l’autorise, tout en continuant à diriger la saison d’été pétersbourgeoise, à accepter la direction des opéras de Lille et de Nice à partir de 1890 (Ducrest 2021). Les succès remportés à Nice par Gunsbourg, qui présente pour la première fois les ballets russes, ont attiré l’attention de la Princesse Alice, la jeune épouse d’Albert Ier de Monaco qui venait de monter sur le trône en septembre 1889 à la mort de son père. Alice Heine, d’origine américaine, était veuve du duc Armand de Richelieu. Pendant ce bref mariage, elle avait tenu à Paris un salon brillant qui réunissait les artistes et les gens du monde. C’est peut-être sur sa recommandation que le Prince confie à Gunsbourg la direction de l’Opéra de Monte-Carlo. Tel que relaté par Victor Ducrest (2021),
Dans sa lettre de candidature à la direction du théâtre, Gunsbourg propose du grand-opéra en partenariat avec l’Opéra de Paris, de l’opéra-comique, des comédies avec la Comédie-Française et six à huit représentations d’opérettes. En outre, il s’engage à monter pendant la saison deux créations musicales de compositeurs connus, tels Gounod, Massenet ou Berlioz. Pour la première saison, les deux créations sont La Damnation de Faust de Berlioz, que Gunsbourg met en scène, et la version française de Tristan et Yseult de Wagner.
En 1895, quand l’administration du Théâtre est transférée de la Société des Bains de Mer au Prince Albert, le programme de chaque saison doit être approuvé par le souverain. Passionnée d’opéra, la Princesse va exercer une influence éclairée sur le choix des œuvres et des artistes et approuver les budgets.
Gunsbourg restera en poste pendant soixante ans, jusqu’en 1951 (voir Mari 1991). Pendant cette période, une vingtaine d’opéras et de ballets de Massenet (Cherubin, Thérèse, Don Quichotte, Roma, Cléopatre, Amadis), Alfred Bruneau (Naïs Micoulin), Xavier Leroux (Théodora), Gabriel Fauré (Pénélope), Giacomo Puccini (La Rondine), Jacques Ibert (L’Aiglon avec Arthur Honegger), Pietro Mascagni (Amica), André Messager, Saint-Saëns (L’Ancêtre, Déjanire, Nuit Persane), Maurice Ravel (L’Enfant et les sortilèges), Bizet (Don Procopio), César Franck (Hulda), Édouard Lalo (La Jacquerie), Isidore de Lara (Moïna, Messaline), Raynaldo Hahn (Nausicaa), Honegger (Judith) sont créés à l’Opéra de Monte- Carlo. En 1909, Monaco verra le Ring entier, en français, avant même Paris. Les Ballets Russes de Serge Diaghilev sont aussi venus à Monte-Carlo au printemps 1911. La création du Spectre de la Rose de Richard Strauss aura eu lieu à Monaco le 19 avril.
L’Écuyer, Sylvia, « 1879. Inauguration de l’Opéra de Monte-Carlo », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), ouvrage réalisé par l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies » (ÉMF), sous la direction de Federico Lazzaro, https://emf.regroupement-rcms.org/nhmf-1879, mis en ligne le 7 décembre 2025.
Bibliographie
Delorme, Philippe (1997), Les Grimaldi. 700 ans d’une dynastie, Paris, Balland.
Delorme, Philippe (2021), Les Grimaldi, dans Secrets d’histoire, émission télévisée, France 2, https://www.secretsdhistoire.tv/content/les-grimaldi-racontes-par-philippe-delorme- (dernière consultation 27 novembre 2025).
Ducrest, Victor (2021), « En quelque notes : Raoul Samuel Gunsbourg, soixante ans à l’Opéra de Monte-Carlo », Marie-Céline, mis en ligne le 27 janvier, https://www.marie-celine.com/interviews/artistes/raoul-samuel-gunsbourg-directeur-opera-de-monte-carlo- compositeur (dernière consultation 27 novembre 2025).
Jan, Thierry (2011), « Menton ville libre, 1848-1861 », dans Menton, une exception azuréenne, ou 150 ans d’histoire du tourisme (1861-2011), numéro thématique de Recherches regionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, vol. 52, n° 200, p. 6-8, https://archives06.fr/n/annees/n:170.
Mari, Martine (1991), L’ Opéra de Monte-Carlo 1879-1990, Paris-Genève, Champion/Slatkine.
Walsh, T. J. (1975), Monte Carlo Opera, 2 vol., Dublin, Gill and Macmillan.
Écoutes
Écoute 1 : Offenbach, Jacques (2023), « Ô ciel ! Ô ciel ! », trio (no 13), dans Le 66, opérette en un acte, Kölner Akademie, Michael Alexander Willens (chef d’orchestre), CPO 555-585-2, https://open.spotify.com/intl-fr/track/3LW2QakZ7wCxO8dWNYCP6p?si=bc8cbe36bed94d8c.