1923
Le style de l’Octuor de Stravinski, du geste à la parole
Danick Trottier
L’Octuor marque un tournant dans le style de Stravinski et est considéré comme une œuvre clé dans l’affirmation du courant néoclassique.
The Octet marks a turning point in Stravinsky’s style and is considered a key work in the affirmation of the neoclassical trend.
De toutes les œuvres composées par Igor Stravinski pour petit ensemble, l’Octuor est la plus discutée au sein de la littérature musicale. D’une durée variant de 14 à 16 minutes selon les enregistrements, elle occupe une place singulière dans la production stravinskienne de l’entre-deux-guerres aux côtés d’œuvres à la durée et à l’effectif beaucoup plus imposants comme Les Noces (1923), Œdipus Rex (1927) ou encore Apollon Musagète (1928). C’est ainsi que dans son histoire de la musique occidentale, Richard Taruskin (2010) en fait une des œuvres ayant marqué l’avènement du XXe siècle musical, créant ainsi une véritable coupure avec l’héritage romantique. On peut objecter que ce choix tombe sous le sens dans la mesure où Taruskin est un spécialiste du compositeur russe.
L’importance accordée à l’Octuor va toutefois bien au-delà des spécialistes de Stravinski : l’œuvre se présente régulièrement comme une pierre angulaire de la genèse du néoclassicisme français de l’entre-deux-guerres (Lazzaro 2024, p. 20-22), de telle sorte que parler de l’un revient à parler de l’autre. Par exemple, Scott Messing ([1988]1996, p. 129-139) en fait un événement clé pour situer le néoclassicisme français des années 1920 par l’entremise des notions à l’ordre du jour que sont la simplicité, l’objectivité, la pureté et la clarté, à quoi s’ajoute le retour au passé. Selon lui, l’œuvre parvient à incarner ces notions dans un langage qui lui est propre, entre autres par l’impulsion mélodique que lui confère Stravinski tout autant que par l’assemblage de gestes musicaux renvoyant au passé baroque et classique. Par conséquent, la nouveauté que représente l’œuvre se perçoit autant dans ses caractéristiques que dans la façon dont les critiques et musiciens s’y attardent, comme Boris de Schloezer (1923) dans La Revue musicale ou encore Nadia Boulanger (1923) dans Le Monde musical. Autrement dit, sa création fait événement et marque les esprits, notamment par le fait que l’œuvre matérialise ce que peut être le néoclassicisme durant les années 1920.

Source : Fortunapost.com, cartes postales anciennes, https://www.fortunapost.com/75-paris/24846-carte-postale-ancienne-paris-09-l-opera-1923.html
(dernière consultation 27 novembre 2925)
Si l’Octuor a fait couler beaucoup d’encre depuis sa création le 18 octobre 1923 aux Concerts Koussevitzky à l’Opéra de Paris (Figure 1) et cela jusqu’à aujourd’hui, c’est parce qu’il représente beaucoup de choses pour un XXe siècle musical obnubilé par les courants esthétiques et les nouveautés qu’ils apportent. Il arrive toutefois que l’œuvre soit davantage discutée en lien avec un programme esthétique qu’à la lumière de ses propres attributs et finalités. Ce qui veut dire qu’elle est prise trop souvent comme objet du néoclassicisme que comme objet stravinskien. En sorte que la compréhension de l’œuvre à des fins historiques se décline régulièrement en deux options : d’un côté, une interprétation externaliste en fonction des idéaux et intérêts de la période d’entre-deux-guerres avec comme centre d’intérêt le néoclassicisme, de l’autre, une interprétation internaliste en fonction de la trajectoire du compositeur et de l’évolution de son écriture. Les biographes naviguent régulièrement entre les deux options, par exemple Eric Walter White ([1966]1984, p. 308-314 ; p. 574-577) qui balance davantage du côté du néoclassicisme ou Stephen Walsh (2001) qui tente une synthèse entre néoclassicisme et langage stravinskien. Au contraire, André Boucourechliev (1982, p. 202-205) évoque à peine le néoclassicisme quand il analyse l’Octuor; il se limite à l’expression « support ancré dans le classicisme » (1982, p. 181) pour parler de sa période des années 1920 débutant avec Pulcinella (1920).
Comment faire la part des choses entre les deux options ? Et peut-on faire l’économie du néoclassicisme lorsqu’on cherche à comprendre l’Octuor ? Le présent texte opte pour une position mitoyenne : étudier l’Octuor en soi et tenter d’en dégager une part de sens dans la trajectoire stravinskienne, sans pour autant en minimiser l’importance dans l’affirmation du néoclassicisme moderniste des années 1920. Une question se dégage alors pour guider la présente étude : qu’est-ce qui s’est produit dans la carrière de Stravinski durant les années 1922-1923 pour conduire à l’écriture de cette œuvre ? À cela s’ajoute un autre fait important : la rédaction d’un premier texte dans la carrière du compositeur pour expliquer ses intentions, ce qui vient greffer une prise de parole au geste artistique à la base de l’Octuor. Donc les choix stylistiques faits par Stravinski retiendront d’abord l’attention, pour ensuite passer au texte qui cherche à en expliquer la raison d’être. Il sera ainsi plus facile de revenir vers le néoclassicisme en conclusion pour en questionner l’idée tout autant que la pertinence en lien avec l’Octuor.
Les choix stylistiques de Stravinski
Un fait frappe l’esprit à l’écoute de l’Octuor et établit une première distinction dans la production de Stravinski : le choix de l’effectif instrumental. Dans l’avant-garde musicale du premier XXe siècle, les compositeurs et compositrices reprennent autant les genres du passé (par exemple le quatuor à cordes) qu’ils/elles cherchent à innover dans les choix formels et instrumentaux qui président aux œuvres qu’ils/elles composent (par exemple la formation à géométrie variable qu’est le Pierrot lunaire d’Arnold Schoenberg). Stravinski participe pleinement à cette réalité comme compositeur d’avant-garde dans le Paris des années 1910, entre autres avec ses trois ballets phares que sont l’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et le Sacre du printemps (1913). Mais à mesure qu’il se détache des idiomes russes (par exemple l’usage de mélodies folkloriques) et qu’il poursuit ses quêtes esthétiques (par exemple l’attrait pour la musique de chambre), les décisions compositionnelles qu’il prend tendent à bouleverser les codes formels et esthétiques de l’époque, ce que confirment les Trois poésies de la lyrique japonaise (1913) pour voix et piano inspirées de l’effectif instrumental du Pierrot lunaire de Schoenberg (Trottier 2008, p. 80-90). À tel point que Stravinski explore de nouvelles contrées musicales à mesure qu’il progresse dans les années 1910, comme on peut le constater dans le choix de la formation instrumentale réduite de l’Histoire du soldat en 1918 (Trottier 2020).
Dans le cas de l’Octuor, le genre a d’abord ceci de particulier qu’il éloigne Stravinski des genres à grand déploiement que sont le ballet, la symphonie et l’opéra. Le contexte propre à la Grande Guerre l’a conduit à composer des œuvres de petite taille pour instrument seul ou formation réduite, comme ses Trois pièces pour quatuor à cordes (1915). Fort de cette expérience, il se lance dans la composition d’une nouvelle œuvre de chambre dès le printemps 1919 et ce travail aboutira à l’Octuor à la suite d’un travail majeur de révision d’août 1922 à mai 1923 (Goubault 1991, p. 220).
Stravinski fait donc le pari d’une première œuvre substantielle pour une formation de huit instruments (Figure 2). Ce fait conduit à prendre la mesure des instruments choisis et à noter l’exclusion des cordes au profit des vents : c’est donc un mélange de bois et de cuivres qui distingue l’œuvre sur le plan du timbre. Dans les faits, cinq timbres caractérisent l’Octuor : flûte, clarinette (en si bémol), deux bassons, deux trompettes (une en do et l’autre en la) et deux trombones. Le fait d’exclure les cordes et les percussions, si caractéristiques de ses grands ballets comme le Sacre du printemps (1913), n’est pas une nouveauté en 1923 comme en témoignent ses Symphonies d’instruments à vent de 1921. Cette dernière œuvre, sans relever du domaine symphonique dans la mesure où elle est en un seul mouvement et cherche à reproduire « une cérémonie austère qui se déroule en de courtes litanies » (Stravinski [1935]2000, p. 118), n’en reste pas moins campée dans un effectif de 24 instruments et inclut un choral funèbre à la mémoire de Debussy (disparu en 1918).
L’Octuor profite donc des acquis de cette œuvre en termes de choix instrumentaux et de timbres mais s’en détache nettement par la texture misant sur huit instruments et par la recherche d’équilibre entre bois et cuivres. L’introduction du premier mouvement en témoigne avec une note tenue (si bémol) par la trompette en do pour ensuite céder la place aux quatre bois tout en réinsérant vers la fin les quatre cuivres (Écoute 1, du début à 1’20). Le choix de nommer ce mouvement « Sinfonia » n’a rien d’innocent car il est en phase avec l’un des tropes qui stimulent Stravinski durant les années 1920 : l’idée de symphonies au pluriel, donc comme dialogues musicaux entre les instruments. Si les Symphonies d’instruments à vent en portent une première idée, l’Octuor conduit cette logique plus loin en recourant aux différentes déclinaisons du mot d’origine grecque symphonia (l’idée de sons en simultanéité). Comme le mouvement est uniquement de nature instrumentale, l’idée de l’appeler « Sinfonia » est un rappel à la fois de l’héritage musical du passé (notamment des XVIIe et XVIIIe siècles) ainsi que de la valeur accordée à la musique instrumentale.
Ces liens avec le passé musical ressortent également dans le plan de la structure globale de l’Octuor. En effet, il s’agit de la première œuvre de Stravinski divisée en trois mouvements avec une référence claire à l’héritage de la musique instrumentale des époques baroque et classique. De plus, les titres des mouvements sont ancrés dans des références formelles claires, le deuxième étant pour sa part un « Tema con variazioni » et le troisième un « Finale » de forme rondo. Le compositeur opte donc pour une œuvre de forme tripartite, comme peut l’être la sonate classique au temps de Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart. De plus, l’importance accordée aux divisions ternaires sur le plan formel se prolonge de l’architecture de l’œuvre aux coupes formelles des mouvements.
Le premier mouvement illustre bien ce à quoi s’attelle Stravinski dans l’Octuor. Une fois l’introduction passée, qui est d’ailleurs de forme ABA, la « Sinfonia » est caractérisée par un tempo « Allegro moderato » de 104 à la noire. Le premier thème en mi bémol majeur ne laisse place à aucun doute quant à la direction mélodico-harmonique que Stravinski donne à son mouvement (Écoute 2, de 1’20 à 1’36). D’autant qu’un second thème arrive plus loin dans un tempo « Cantabile tranquillo », cette fois-ci en ré (donc à la dominante de la relative qu’est sol mineur) et caractérisé par une ambivalence entre majeur et mineur (Écoute 3, de 1’51 à 2’18). La suite du mouvement montre qu’une division en trois parties est à nouveau privilégiée. En effet, les deux thèmes ainsi contrastés correspondent en tout point à une exposition bi-thématique propre à la forme sonate, fait attesté par la suite du mouvement avec un développement puis une réexposition du 1er thème. À cette différence près que le développement dure 57 mesures (chiffre 14 au chiffre 21 de la partition révisée de 1952) et prend l’allure d’une succession de moments contrapunctiques pour faire dialoguer les instruments. On remarque au passage que ce développement pioche dans le matériau musical de l’exposition en donnant l’illusion d’un retour thématique, par exemple au chiffre 18 de la partition quand Stravinski reprend au trombone le second thème mais de façon synthétique dans le tempo « Cantabile tranquillo », sans doute à titre de rappel. De telle sorte qu’il s’agit d’une forme sonate revue par Stravinski, donc en lien avec le passé musical et ce qu’il peut en tirer dans le cadre de son écriture.
Au-delà des formes préexistantes qu’on peut retrouver dans l’Octuor, le choix compositionnel qui guide l’ensemble de l’œuvre consiste à miser sur des thèmes mélodico-harmoniques clairs et perceptibles à l’écoute. C’est la raison pour laquelle les conventions de base de la forme sonate ne sont pas appliquées à la lettre ; Stravinski les adapte plutôt en fonction de son écriture et dans un contexte propre à la musique moderne. Du reste, l’harmonie qu’il choisit dans ce mouvement dépasse les conventions d’écriture propres aux siècles antérieurs, comme en font foi les dissonances tout autant que l’instabilité harmonique de certains passages. Cette réalité harmonique rejoint l’une des constantes du langage stravinskien depuis sa période russe, soit le fait de maintenir une tension harmonique entre différentes échelles (voir Tymoczko 2002).
Le deuxième mouvement est particulièrement révélateur de ce côté. Il présente un thème de 14 mesures, auquel succèdent cinq variations. Porté par un tempo « Andantino », le thème se démarque par le système de hauteurs sur lequel il est construit, soit l’échelle octatonique. Si ce fait a été maintes fois rappelé dans la littérature musicologique (par exemple Taruskin 1996, p. 1600-1603), en revanche on a moins insisté sur la façon dont Stravinski construit ce thème sur le plan des durées et des timbres. La mélodie est d’abord confiée aux flûtes et clarinettes avec accompagnement de staccato en contretemps pour les six autres instruments, puis à la trompette en la pour la reprise du thème avec le même accompagnement des sept autres instruments. Le compositeur confie ensuite au premier trombone le soin d’accomplir une transition mélodique vers la première variation. Ce thème se démarque ainsi par un caractère solennel avec un accompagnement de style choral mais dont le travail rythmique en contretemps vient brouiller la consonnance (Écoute 4, du début à 0’50).
Les variations se déclinent en cinq moments, à cette exception près que la première variation revient à nouveau avant la troisième puis une dernière fois avant la cinquième. Cette reprise de la première variation joue un rôle de rappel au sein du mouvement afin de mieux le cimenter. Il s’agit d’ailleurs du mouvement le plus long de l’œuvre (environ 7 minutes selon les interprétations). Mais l’important réside aussi dans le fait que Stravinski a recours à un trait d’écriture caractéristique de sa période néoclassique : le travail contrapunctique centré sur le maillage des lignes mélodiques selon une division par instrument, par exemple la flûte en dialogue avec la clarinette. Cette orientation de son écriture étant revendiquée publiquement par le compositeur, elle permet de faire une transition vers l’écrit qui a accompagné l’Octuor. Quant au « Finale » qui constitue le troisième mouvement, il sera discuté en lien avec les idées défendues par Stravinski à l’écrit.
Les choix esthétiques de Stravinski
Fait singulier dans la trajectoire de Stravinski, l’Octuor est la première œuvre qui déclenche le besoin d’une posture réflexive, à savoir un écrit venant justifier le positionnement du compositeur par rapport à ce qu’il a voulu exprimer : « Dans ce texte en forme de manifeste esthétique, Stravinski parle pour la première fois de sa musique et de ses idées sur la musique » (Dufour dans Stravinski 2013, p. 349). Pour un compositeur rattaché à l’avant-garde artistique, on comprend ce que cela inaugure de nouveau dans l’histoire des idées musicales du XXe siècle : les mots du compositeur pour expliquer son Octuor entrent ainsi en résonance avec la conceptualisation des transformations stylistiques de l’époque, selon une posture « intellectuelle » qui est commune à plusieurs compositeurs de cette génération (Fulcher 2005). Et contrairement à d’autres textes qu’il publiera plus tard avec le soutien que lui apportent ses exégètes (par exemple Pierre Souvtchinski dans Poétique musicale [1942]2000 ; Dufour 2006, p. 62-75), ici Stravinski s’exprime dans ses propres mots et dans un français approximatif, comme le tapuscrit en français préservé à la Paul Sacher Stiftung le révèle (Dufour dans Stravinski 2013, p. 348-349). Autre fait étonnant pour l’époque, le compositeur décide de ne pas publier son texte en français ; il le fait plutôt paraître en janvier 1924 dans le journal américain The Arts, donc en langue anglaise et de l’autre côté de l’Atlantique. C’est ainsi que le titre devient « Some Ideas about My Octuor ».
La genèse et la diffusion de ce texte, comme complément de la création de l’œuvre, témoignent d’une situation que l’on pourrait qualifier de « travail à tâtons ». Qu’est-ce à dire ? Stravinski s’aventure en territoire incertain et cherche à se donner une légitimité intellectuelle dans le contexte de la France de l’entre-deux-guerres. Les premières lignes ne font aucun doute quant au positionnement recherché sur le plan artistique : « Mon Octuor est un objet musical. Cet objet a une forme et cette forme est influencée par la matière musicale dans laquelle elle est composée » (2013, p. 61). Ce qui pourrait découler d’une réflexion ontologique sur la création musicale de l’époque tombe plutôt dans une tautologie rappelant ce qu’est une œuvre musicale. Pourquoi dans ce cas ne pas avoir fait paraître le texte en France ? Le fait que Stravinski ait rencontré une forme d’incertitude quant aux propos qu’il défend ne peut être minimisé. La suite des premières lignes en fait la démonstration en usant de qualificatifs qui revoient aux débats de l’époque quant à l’avenir de la musique moderne :
Mon Octuor est fait pour un ensemble d’instruments à vent ; ces instruments me semblaient plus aptes à servir une certaine rigidité de forme que j’avais en vue, que les autres instruments, les cordes par exemple, moins froides et plus vagues (Stravinski 2013, p. 61).
Clairement, en lien avec l’idée d’objet musical, Stravinski se positionne dans le débat de l’époque par l’intermédiaire de la dualité entre objectivité et subjectivité. Il faut préciser que son œuvre a été maintes fois associée à la première notion et cela dès le début des années 1920 en opposition à l’héritage romantique et à l’avant-garde viennoise représentée par Arnold Schoenberg (Trottier 2008, p. 191-200). Dans le texte de 1923, le problème du romantisme prend une tournure organologique avec les cordes comme symbole de sa manifestation, voire de sa décadence. D’où une sonorité plus froide des vents opposée à celle plus chaude des cordes, ce qui est clairement sous-entendu dans la phrase suivante sur fond d’une autre dualité, soit celle entre romantisme et classicisme : « Ces derniers instruments [i.e. les cordes], dont la souplesse peut donner de plus subtiles nuances, sont appelés à servir plutôt la sensibilité individuelle de l’exécutant dans des œuvres à “base émotive” » (2013, p. 61). Stravinski rédige ce texte non seulement pour conceptualiser le travail à la base de l’Octuor mais aussi pour plaider en faveur d’un plus grand contrôle du compositeur sur son œuvre (Dufour dans Stravinski 2013, p. 66), ce qui se traduit dans sa décision de diriger la première de l’Octuor. En publiant son texte du côté anglophone, le compositeur évite ainsi de soulever les passions en territoire français par rapport à un sujet sensible dans ses relations avec les interprètes (Figure 3).

Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7002120m/f1.item#
(dernière consultation 5 août 2025).
La question se pose quant au genre dont relève le texte : écrit de circonstance, justification esthétique, manifeste, essai, etc. ? Tout autant qu’elle se pose quant à l’intérêt qu’on doit lui accorder. Là où Valérie Dufour parle « d’un texte en forme de manifeste esthétique »(Dufour dans Stravinski 2013, p. 348-349), donc dans la défense des idées qui dictent son écriture au temps du néoclassicisme, Richard Taruskin penche plutôt en faveur d’un manifeste qui serait manqué et qui prendrait la forme d’un « petit essai dépourvu d’humour » (2010 ; ma traduction). S’il est vrai qu’on peut constater ici un repli stratégique dans le fait de ne pas aller au bout de l’opération avec une publication en contexte parisien, les propos de Taruskin font néanmoins l’impasse sur les risques encourus par Stravinski dans un contexte où les débats sont vifs voire tendus au sein de la presse musicale. Et il est à noter que Stravinski n’emploie jamais le mot néoclassicisme, son propos se focalisant sur sa nouvelle œuvre de 1923.
Là encore, le titre de l’écrit en révèle beaucoup plus qu’il n’y paraît au premier regard. Le compositeur a bien intitulé son tapuscrit « Quelques idées à propos de mon Octuor » en le datant de novembre 1923. Donc non pas « les idées à la base de mon Octuor » ou encore « réflexions sur mon Octuor ». Malgré sa connaissance approximative du français en 1923, le titre donné au texte est fidèle à son contenu : « quelques idées », autrement dit quelques points de repère pour situer son œuvre une fois celle-ci mise au monde.
Dans la mesure où un manifeste se veut plus déclaratif et surtout diffusé à grande échelle, l’idée que ce court texte en soit un ne convainc pas totalement. Le genre de l’essai semble beaucoup plus près de la réalité puisque le compositeur tente de conceptualiser certaines notions qui peuvent faire sens par rapport aux procédés compositionnels que l’on perçoit à l’écoute. C’est le cas pour le choix des vents ou encore son insistance sur deux éléments de l’œuvre : « le jeu des volumes » d’une part, les « mouvements dans leurs rapports réciproques » (2013, p. 62) d’autre part. On tient là deux idées que nous transmet le compositeur pour comprendre son Octuor. Le rapport réciproque qu’entretiennent les mouvements a été discuté plus haut, à savoir une architecture tripartite qui nous fait voyager d’une introduction à une forme sonate pour ensuite passer à un thème et variations puis se conclure avec un rondo. La discursivité formelle est ainsi au rendez-vous d’un mouvement à l’autre, en plus du rapport tripartite de type ABA avec un premier mouvement rapide, un deuxième mouvement lent ainsi qu’un troisième mouvement rapide. Quant au jeu des volumes, il se déploie à la fois dans les sonorités des instruments tout autant que dans les textures qui en résultent en fonction des combinaisons possibles et de l’alliage des timbres.
Stravinski précise plus loin dans le texte que les « moyens émotifs se manifestent par la présence dans la partition du jeu des mouvements et des volumes hétérogènes » (2013, p. 63), ce qui fait ressortir la singularité sonore obtenue par l’effectif instrumental et les textures qu’il permet. Le « Finale » peut servir d’exemple pour illustrer ce que défend Stravinski en misant sur de telles idées. Ce mouvement prend l’allure d’un rondo, reprenant ainsi une forme consacrée du répertoire, tout autant qu’il met en scène une écriture fortement contrapuntique. D’ailleurs, le thème du rondo est exposé dès les premières mesures à travers un dialogue de style contrepointé porté par les deux bassons. Mais un passage en particulier fertilise le riche dialogue qui se crée entre les huit instruments, notamment dans l’alternance des parties soli et des parties tutti avec le jeu des volumes et les contrastes de temps (en tout début d’extrait, le premier solo au trombone en la en contraste avec les tresses mélodiques des bois : Écoute 5, de 0’38 à 1’16). L’idée consistant à obtenir des « volumes hétérogènes » ne repose donc pas uniquement sur un travail des dynamiques ; elle est attribuable autant sinon plus à l’arrimage des instruments de façon à varier les textures, comme dans le fait d’alterner une section de deux à trois instruments avec une section en tutti. La coda du mouvement offre d’ailleurs un saisissant contraste de ce côté (au chiffre 73 de la partition) en faisant valoir une écriture beaucoup plus homogène et de style choral, résultat d’une harmonie par accords (un accord de septième majeur sur fa ouvre la section) et de la répétition des mêmes valeurs rythmiques (entre autres la noire pointée : Écoute 6, de 3’05 à 3’34).
Conséquemment, le fait que Stravinski ait utilisé en novembre 1923 l’expression « quelques idées » pour parler de son Octuor doit retenir l’attention, cet écrit devenant le corollaire des choix d’écriture à la base de l’œuvre. Ce qui fait pencher la balance du côté d’un court essai ayant pour fonction de justifier les nouvelles avenues esthétiques dans lesquelles il se lançait tout autant que les incertitudes voire les frustrations vécues avec les interprètes qu’il côtoyait.
Conclusion
Une fois prises en considération la genèse de l’œuvre ainsi que les préoccupations artistiques de Stravinski dans le contexte des années 1922-1923, il est plus facile de comprendre pourquoi l’œuvre a été maintes fois donnée en exemple dans l’étude du néoclassicisme tout autant que dans l’étude de son évolution stylistique. Mais le problème reste entier par rapport à la question de savoir si elle peut se réduire à l’esthétique néoclassique. Dans un article analysant de façon exhaustive les occurrences de la notion de néoclassicisme dans la presse parisienne des années 1919 à 1940, notamment sous la plume des critiques musicaux, Federico Lazzaro fait ressortir les problèmes que pose son emploi. En outre, un regard critique s’impose dans la mesure où elle est l’objet de débats tendus tout en impliquant davantage « une catégorie de jugement qu’un label pour un genre » (2024, p. 53 ; ma traduction). D’où l’importance d’en appeler à un usage prudent et parcimonieux de la notion. On ne peut, bien sûr, minimiser le fait que le compositeur soit conscient des enjeux qui préoccupent son époque en matière de composition musicale et son écrit de novembre 1923 est là pour en témoigner. Plusieurs des choix à la base de l’Octuor prouvent à quel point il a cherché à recadrer son travail dans les intérêts musicaux qui marquent le Zeitgeist des années 1920 autant en France qu’en Europe, que ce soient le retour à des procédés ou conventions d’écriture provenant du passé, l’investissement dans le genre chambriste ou encore les préoccupations de nature formelle à la lumière du matériau musical.
Une fois cela dit et à travers une prise de distance critique que permet une vue d’ensemble sur le XXe siècle musical, c’est l’objet lui-même, ici la musique écrite par Stravinski de 1919 à 1923 et qui a résulté en un Octuor, qui devrait être pris comme point de départ pour comprendre ce qu’il a cherché à exprimer et comment il y est parvenu dans le contexte de son évolution stylistique. Autrement dit, partir des caractéristiques qui circonscrivent le néoclassicisme conduit à envisager l’œuvre de façon externe alors que les clés de sa compréhension se trouvent, comme les lignes précédentes ont tenté de le démontrer, dans les choix compositionnels qu’il a faits, à commencer par ceux portant sur l’effectif instrumental, sur la forme et sur le matériau mélodico-harmonique. Et ces choix compositionnels, Stravinski les trouvait assez importants dans son évolution artistique pour tenter de les mettre en mots dans un texte sous forme d’essai, même s’il n’est pas passé à l’ultime étape d’une diffusion en contexte français. Les raisons de discuter abondamment d’une œuvre aussi courte que l’Octuor résident donc autant dans l’étude de la trajectoire stravinskienne que dans les débats esthétiques ayant marqué les années 1920.
Trottier, Danick, « 1923. Le style de l’Octuor de Stravinski, du geste à la parole », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), ouvrage réalisé par l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies » (ÉMF), sous la direction de Federico Lazzaro, https://emf.regroupement-rcms.org/nhmf-1923, mis en ligne le 1er décembre 2025.
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Écoutes 1-3 : Sravinski, Igor ([2021]1923), Octuor, I. « Sinfonia », Orchestre philharmonique de Radio France, Mikko Franck (chef d’orchestre), Alpha, ALPHA894.
Écoute 4 : Sravinski, Igor ([2021]1923), Octuor, II. « Tema con variazioni », Orchestre philharmonique de Radio France, Mikko Franck (chef d’orchestre), Alpha, ALPHA894.
Écoutes 5-6 : Sravinski, Igor ([2021]1923), Octuor,III. « Finale », Orchestre philharmonique de Radio France, Mikko Franck (chef d’orchestre), Alpha, ALPHA894.